Réflexions
La création est un don de Dieu
par le patriarche cuménique Bartholomée Ier
Cet article provient du Service Orthodoxe de Presse (SOP - http://www.orthodoxpress.com) qui nous a aimablement autorisé à le reproduire.
Allocution prononcée à la cérémonie de clôture du colloque international sur la protection de la mer Adriatique, qui s'est tenu du 5 au 10 juin dernier à Venise (SOP 270.2). Traduction française publiée, le 18 juin, à Rome, par L´Osservatore Romano.
Âgé aujourd'hui de 61 ans, BARTHOLOMEE Ier est, depuis octobre 1991, archevêque de Constantinople et patriarche cuménique, et à ce titre primus inter pares ("premier entre les égaux") dans l'épiscopat orthodoxe (SOP 161.1 et 162.1). Très engagé dans le dialogue cuménique et dans le dialogue interreligieux, il a également lancé plusieurs initiatives en faveur de la protection de l'environnement naturel, notamment à l'occasion de colloques qui ont été successivement consacrés à la protection de la mer Egée, en septembre 1995 (202.6), de la mer Noire, en septembre 1997 (SOP 222.3), et du Danube, en octobre 1999 (SOP 242.12).
Tandis que nous touchons au terme de notre 4e colloque sur la
"Religion, la science et l'environnement", nous rendons grâce à Dieu
pour les débats fructueux, ainsi que pour votre contribution
inestimable. Nous rappellerons les paroles prophétiques de notre
prédécesseur, le patriarche cuménique Dimitrios Ier, dans sa lettre
encyclique de 1989 : en exhortant les chrétiens à célébrer le 1er
septembre comme jour de prière pour la protection de l'environnement,
il soulignait le besoin pour nous tous de faire preuve d'"un esprit
eucharistique et ascétique".
La création est un don de Dieu
Réfléchissons sur ces deux mots : "eucharistique" et "ascétique".
Les implications du premier mot sont faciles à deviner. En appelant à
un "esprit eucharistique", le patriarche Dimitrios nous rappelait que
le monde créé n'est pas seulement en notre possession, mais qu'il
s'agit d'un don - un don de Dieu le Créateur, un don de guérison, un
don de merveille et de beauté - et que notre réponse appropriée, en
recevant ce don, doit être de l'accepter avec gratitude et action de
grâce. Cela est certainement le caractère qui nous distingue en tant
qu'êtres humains : l'être humain n'est pas seulement un animal
logique ou politique, mais avant tout un animal eucharistique, capable de
gratitude et doté du pouvoir de rendre grâce à Dieu pour le don de la
création. Les autres animaux expriment leur gratitude simplement en
étant eux-mêmes, en vivant dans le monde de la façon instinctive qui
leur est propre. Mais nous, êtres humains, possédons une conscience
de nous-mêmes, et c'est pourquoi, de façon consciente et en vertu d'un
choix délibéré, nous pouvons rendre grâce à Dieu avec une joie
eucharistique. Sans cette action de grâce, nous ne sommes pas
véritablement humains.
Mais qu'entendait le patriarche Dimitrios par le deuxième mot,
"ascétique" ? Lorsque nous parlons d'ascétisme, nous pensons à des
choses comme le jeûne, les veilles et les pratiques rigoureuses.
C'est en effet une partie de ce que ce mot recouvre ; mais le terme
d'askesis signifie bien plus que cela. Il signifie, en ce qui
concerne l'environnement, que nous devons faire preuve de ce que la Philocalie
et d'autres textes spirituels de l'Église orthodoxe appellent enkrateia, "la maîtrise de soi".
Cela signifie que nous devons nous limiter de façon volontaire
dans notre consommation de nourriture et de ressources naturelles.
Chacun de nous est appelé à faire une distinction cruciale entre ce
que nous voulons et ce dont nous avons besoin. Ce n'est qu'à travers
une telle abnégation, à travers notre disponibilité à nous priver
parfois et à dire : "non" ou "assez", que nous redécouvrirons notre
véritable place dans l'univers.
Le critère fondamental pour une éthique de l'environnement n'est
ni individualiste, ni commercial. L'acquisition de biens matériels ne
peut justifier le désir égoïste de contrôler les ressources
naturelles du monde. L'avidité et l'avarice rendent le monde opaque, en
transformant tout en poussière et en cendres. La générosité et le
désintéressement rendent le monde transparent, en transformant tout
en sacrement de communion plein d'amour - une communion des êtres
humains entre eux, une communion des êtres humains avec Dieu.
Le besoin de sacrifice
Ce besoin d'un esprit ascétique peut être résumé en un seul mot
clé : le sacrifice. Telle est exactement la dimension qui manque à
notre éthique de l'environnement et à notre action écologique. Nous
ne sommes tous que trop conscients de l'obstacle fondamental auquel nous
devons faire face dans notre action en faveur de l'environnement, qui
est précisément celui-ci : comment pouvons-nous passer de la théorie
à l'action, des paroles aux actes? Nous ne manquons pas d'informations
scientifiques et techniques sur la nature de la crise écologique
actuelle. Nous savons non seulement quoi faire, mais également
comment le faire. Pourtant, en dépit de toutes ces informations, on accomplit
malheureusement peu de choses dans la pratique. Le chemin est long de
la tête au cur, et encore plus long du cur aux mains.
Comment pouvons-nous franchir cet écart tragique entre la théorie
et la pratique, entre les idées et la réalité ? Il n'existe qu'une
seule façon : grâce à la dimension du sacrifice qui nous fait défaut.
Nous pensons ici à un sacrifice qui n'est pas facile, mais coûteux :
"Je ne veux pas offrir à Yahvé mon Dieu des holocaustes qui ne me
coûtent rien" (2 Sam 24, 24). Il n'y aura de changements réels et
concrets dans l'environnement que si nous sommes préparés à faire des
sacrifices radicaux, difficiles et véritablement généreux. Si nous ne
sacrifions rien, nous n'aurons rien. Inutile de dire qu'en ce qui
concerne les nations et les personnes, il est exigé bien davantage
des riches que des pauvres. Toutefois, tous sont appelés à sacrifier
quelque chose au nom de leurs concitoyens.
Dimension spirituelle du sacrifice
Le sacrifice est avant tout une question spirituelle bien plus
qu'économique. En parlant de sacrifice, nous parlons d'une question
qui n'est pas technologique, mais éthique. En effet, l'éthique de
l'environnement représente de façon spécifique un thème central de ce
symposium. Nous parlons souvent de crise de l'environnement ; or la
véritable crise réside non pas dans l'environnement, mais dans le
cur de l'homme. Le problème fondamental doit être recherché non pas
à l'extérieur, mais à l'intérieur de nous-mêmes, non pas dans
l'écosystème, mais dans notre façon de penser.
La cause originale de toutes nos difficultés réside dans
l'égoïsme et dans le péché de l'homme. Ce qui est exigé de nous, ce
ne sont pas de plus grandes compétences technologiques, mais un plus
grand repentir, metanoia, dans le sens littéral du terme grec, qui
signifie "conversion du cur". La cause première de notre péché à
l'égard de l'environnement réside dans notre égoïsme et dans l'ordre
de valeurs erroné que nous avons reçu en héritage et que nous
acceptons sans aucun sens critique. Nous avons besoin d'une nouvelle
façon de réfléchir sur nous-mêmes, sur notre relation avec le monde
et avec Dieu. Sans cette "conversion du cur" révolutionnaire, tous nos
projets de conservation, quelles que soient nos bonnes intentions, se
révéleront inefficaces car nous ne nous occuperons que des symptômes,
et non de leurs causes. Les interventions et les conférences peuvent
aider à réveiller nos consciences, mais ce dont nous avons
véritablement besoin, c'est d'un baptême de larmes.
Donner et recevoir la vie
Parler de sacrifice est démodé et même impopulaire dans le monde
moderne. Mais si l'idée de sacrifice est impopulaire, c'est avant
tout parce que de nombreuses personnes ont une idée erronée de ce que
signifie véritablement le sacrifice. Elles imaginent que le sacrifice
signifie une perte ou la mort ; elles voient le sacrifice comme
quelque chose de sombre ou de triste. Sans doute est-ce parce que, à
travers les siècles, des concepts religieux ont été utilisés pour
introduire des distinctions entre ceux qui "ont" et ceux qui n'"ont
pas", ainsi que pour justifier l'avarice, l'abus et l'arrogance.
Mais si nous considérons la façon dont le sacrifice était conçu
dans l'Ancien Testament, nous voyons que les Hébreux avaient une
conception totalement différente de sa signification. Pour eux, le
sacrifice signifiait non pas la perte, mais le gain, non pas la mort,
mais la vie. Le sacrifice était coûteux, mais ne conduisait pas à la
perte, mais à l'accomplissement ; il représentait un changement non
pas pour le pire, mais pour le meilleur. Par-dessus tout, pour les
Hébreux, le sacrifice ne signifiait pas renoncer, mais simplement
donner. Dans son essence fondamentale, le sacrifice est un don - une
offrande volontaire rendue en culte par l'homme à Dieu.
La communion avec Dieu
Ainsi, dans l'Ancien Testament, bien que le sacrifice comportât
souvent de tuer un animal, le but n'était pas de retirer, mais de
donner la vie ; non pas la mort de l'animal, mais le don de la vie de
l'animal à Dieu. À travers cette offrande sacrificielle, un lien
était établi entre le fidèle humain et Dieu. Une fois accepté par Dieu, le
don était consacré, devenant un instrument de communion entre lui et
son peuple. Pour les Hébreux, les jeûnes, - et les sacrifices qui les
accompagnaient - étaient "allégresse, joie, gais jours de fête" (Zc 8, 19).
Un élément essentiel de tout sacrifice est qu'il doit être
spontané et volontaire. Ce qui nous est soutiré par la force et la
violence, et contre notre volonté, n'est pas un sacrifice. Seul ce
que nous offrons dans la liberté et dans l'amour est véritablement un
sacrifice. Il n'y a pas de sacrifice sans amour. Lorsque nous
abandonnons quelque chose contre notre gré, nous subissons une perte,
mais lorsque nous offrons quelque chose volontairement, nous ne
pouvons qu'y gagner.
Lorsque, le quarantième jour après la naissance du Christ, sa
mère, la Vierge Marie, accompagnée de Joseph, se rendit au Temple et
offrit son enfant à Dieu, son acte de sacrifice lui procura non pas
de la peine, mais de la joie. Elle ne perdit pas son enfant, mais il
devint sien comme jamais il n'aurait pu l'être autrement. Le Christ a
proclamé ce mystère apparemment contradictoire lorsqu'il a enseigné :
"Qui veut en effet sauver sa vie la perdra" (Mt 10, 39 et 16, 25).
Lorsque nous sacrifions notre vie et que nous partageons notre
richesse, nous gagnons la vie en abondance et nous enrichissons le
monde entier. Telle est l'expérience de l'humanité par-delà les
siècles : kenôsis signifie plèrôsis ; se dépouiller volontairement
conduit à se réaliser.
Devenir les prêtres de la création
Nous devons appliquer tout cela à notre action en faveur de
l'environnement. Il ne peut y avoir de salut pour le monde,
d'espérance d'un avenir meilleur, sans la dimension du sacrifice qui
nous fait défaut. Sans un sacrifice coûteux et intransigeant, nous ne
pourrons jamais agir en tant que prêtres de la création afin de
renverser la spirale de la dégradation de l'environnement.
Le chemin qui s'ouvre à nous, tandis que nous continuons notre
voyage spirituel dans l'exploration écologique, est indiqué de façon
frappante dans la cérémonie de la grande bénédiction des eaux,
célébrée par l'Église orthodoxe le 6 janvier, fête de la Théophanie,
lorsque nous commémorons le baptême du Christ dans le fleuve du
Jourdain. La grande bénédiction commence par un hymne de louange à
Dieu pour la beauté et l'harmonie de la création : "Tu es grand, ô
Seigneur, et merveilleuses sont tes uvres : aucun mot ne suffit à
chanter les louanges de tes merveilles... Le soleil chante ta louange
; la lune te glorifie ; les étoiles t'élèvent leur supplique ; la
lumière t'obéit ; les abîmes craignent ta présence ; les fontaines
sont tes servantes ; tu as déployé les cieux comme un rideau ; tu as
établi la terre sur les eaux ; tu as entouré la mer de sable ; tu as
déversé l'air afin que les créatures humaines puissent respirer...".
Puis, à la suite de cette doxologie qui embrasse tout le cosmos,
arrive le point culminant de la cérémonie de bénédiction. Le
célébrant prend une croix et la plonge dans un récipient d'eau (si la cérémonie
a lieu à l'intérieur d'une église), ou dans le fleuve ou la mer (si
la cérémonie a lieu à l'extérieur).
La croix est le symbole qui nous guide dans le sacrifice suprême
auquel nous sommes appelés. Elle sanctifie les eaux et, à travers
elles, transforme le monde entier. Qui peut oublier le symbole
imposant de la croix dans la splendide mosaïque de la basilique de
Saint-Apollinaire-in-Classe ? En célébrant la liturgie eucharistique
à Ravenne, notre attention était fixée sur la Croix, qui se tenait au
centre de notre vision céleste, au centre de la beauté naturelle qui
l'entourait et au centre de notre célébration du ciel sur la terre.
Tel est le modèle qui doit guider nos efforts en faveur de
l'environnement. Tel est le fondement de toute éthique de
l'environnement. La croix doit être plongée dans les eaux. La croix
doit être au centre de notre vision. Sans la croix, sans le
sacrifice, il ne peut y avoir de bénédiction, ni de transfiguration du cosmos.
Bartholomée Ier, archevêque de Constantinople et patriarche cuménique
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