|
Réflexions
Église et écologie
par Alain Demairé, suivi par le Père J. J. Péré
CER IERP©, 1998
« Voici que dans l’espace nouveau, une troisième voie se découvre : Aller au Ciel à travers la terre » Teilhard de Chardin, Christologie et Évolution
Cabanac, le 09 Mars 1997
Ce matin le soleil brille. La température est douce pour la saison. Les bourgeons sont
gonflés et par endroit les arbres déjà en fleur. Le printemps revient mais ce regain de vitalité
se fait sur une terre sèche. Il n’a pas plu en février ni neigé sur la montagne. Dans ma tête les
questions se bousculent et grondent d’une sourde inquiétude : effet de serre, désertification,
culture et élevage intensifs, pollutions multiples... Je repense à cette algue brune qui en
septembre 96 avait envahi les fonds marins de la côte catalane. Sera-t-elle encore là à
Pâques ? Je revois le désert sous-marin de la baie de Cannes ou les tombants arides devant
Saint-Raphaël. La crise écologique est bien là, piqûre mortelle d’une nature meurtrie par la
société industrielle et technique.
La technologie humaine blesse l’environnement de l’Homme. Dans le même temps
elle en mesure les effets et commence modestement à réparer certains dégâts. Faut-il opposer
nécessairement la technologie fondée sur la raison et le milieu naturel dont nous sommes
issus ? N’y a-t-il pas là un intolérable dualisme pour un chrétien ? Quelle est d’ailleurs la
place de l’homme dans la biosphère ? Face à ces questions nombreuses et génératrices
d’angoisse, face à la crise écologique que connaît la création existe-t-il une attitude
chrétienne porteuse d’espérance ?
A cette question condensée une réponse forte doit être apportée sous forme d’un
message pastoral clair. Le présent travail de réflexion et d’exploration des écrits existants
visera à cerner les lignes du discours théologique et pratique de l’Église sur ce sujet. Cela
nécessitera de dresser un constat sans concession ni catastrophisme de la crise actuelle puis à
le soumettre à une lecture théologique rigoureuse. En avançant sur ces deux axes dans les
traces de théologiens des perspectives pour une pastorale établissant l’homme dans la
création devraient se dégager.
Énumérer la longue liste des conséquences négatives de l’activité humaine sur le
milieu naturel n’est ni possible, ni souhaitable. Impossible car l’action de l’Homme qui est
dans le monde a nécessairement pour conséquence de transformer le monde. Émettre un
jugement de valeur ne peut se faire qu’en se plaçant dans le contexte historique des faits.
Non souhaitable car à la lecture d’une longue énumération ne risquons nous pas le
découragement ou l’affolement ? Deux exemples suffiront à montrer les bouleversements du
milieu naturel par la main de l’homme, faits crus dénués de jugement de valeurs :
l’augmentation du niveau des mers et l’effet de serre. Bien que mesurables à l’échelle
planétaire ces phénomènes auront une conséquence sur tous. Leurs causes (d’ailleurs liées)
sont à rechercher au niveau individuel et collectif.
L’augmentation du niveau des mers fut présenté dans les années 70-80 par la
communauté scientifique comme une preuve irréfutable, si elle était avérée, du
réchauffement climatique liée à l’activité humaine. Les données statistiques météorologiques
pourtant significatives étaient jugées bien trop sujettes à des perturbations passagères qui en
brouillent la lisibilté. Seule l’inertie thermique des océans du globe pouvait trancher. De
nombreux et ambitieux programmes furent donc échafaudés, quelques uns virent le jour. A
leur naissance nombreux étaient ceux qui attendaient déjà impatiemment le verdict suivant
leurs tendances naturelles les optimistes et les pessimistes s’affrontaient. Aujourd’hui les
premières données sont disponibles dans une indifférence quasi générale. A peine un
entrefilet dans les quotidiens nationaux pour apprendre qu’il n’aura fallu que 24 mois au
satellite Topex-Poséïdon pour poser le constat : montée du niveau moyen des mers à un
rythme qui menace plusieurs millions d’individus d’ici cinquante ans. Un mètre en cinquante
ans au rythme actuel et des côtes entières auront changé de topologie. Déplacements de
population, déplacement de l’activité humaine, disparition de niches écologiques...
Le responsable est connu : l’effet de serre. Monstre protéiforme qui n’est pas
uniquement (s’il l’est seulement) ce dérèglement météorologique qui fait des étés chauds
torrides et des hivers rigoureux plus doux. Mais il est responsable de phénomènes brutaux :
El Niño, la prolifération de la Caulerpa-Taxifolia en Méditerranée, la fonte des calottes
glaciaires... Ici l’homme n’est plus à l’échelle du phénomène et pourtant il en est responsable
par ses émissions de gaz carbonique entre autres. Chaque année 3,2 des 7 milliards de tonnes
émises restent dans l’atmosphère. Elles proviennent à 80% des combustions d’énergies
fossiles et à 20% de la déforestation. Les pays industrialisés sont à l’origine des 2/3 des
émissions (source : Journal « le Monde »). Les sommets de la terre à Rio ou Kyoto le
dénoncent. Que faire ? Constatant que les océans absorbaient annuellement 2 milliards de
tonnes, les scientifiques tentent d’augmenter leur « réactivité ». Comment ? En augmentant
la teneur en fer de l’Océan austral qui présente une légère déficience. Ainsi dès Septembre
1995 une expérience de fertilisation en fer d’une petite zone a été menée pour accélérer la
pompe à CO2.
Cependant le message de la communauté scientifique reste clair face à ces
bouleversements : « Pas question d’aller suggérer des expériences d’apprentis sorciers . Le
message le plus fort que les scientifique puissent faire passer c’est de dire : réduisons nos
émissions de gaz carbonique. En revanche comprendre comment marche la nature c’est tout
à fait notre rôle ». Telle était la position très rassurante affiché par le responsable de la Navy
chargé de cette expérience. Le journaliste rapportant les propos notait sournoisement
« qu’aucune observation préalable sur la faune et la flore australes n’ont précédé cette
expérience ». Sans polémiques dans le même quotidien un an après les analystes
économiques prévoyaient plutôt une augmentation de 60% de la consommation des
combustibles fossiles entre 1990 et 2020. Ce rapprochement donne la mesure du changement
d’attitude considérable à opérer.
Opérer une quelconque conversion requiert toujours de connaître les fondements de
la situation dont on veut sortir et d’identifier les ressorts qui vont permettre d’évoluer. Les
exemples ci-dessus ont déjà esquissé la responsabilité humaine. Une analyse plus fine révèle
comment la puissance technologique sur un désert spirituel (ou du moins un recul) peut
s’avérer menaçante. A Bâle en 1989 le pasteur Emilio Castro constatait : « La science et la
technologie moderne ont accru la qualité de vie , elles ont en même temps gravement affecté
l’écosphère terrestre en menaçant sa capacité à soutenir la vie et en mettant la création de
Dieu en grand danger ». Monseigneur Smolensk citait lui « l’orphelinat spirituel comme
cause fondamentale de l’impasse dans laquelle s’est trouvée notre économie (NDR : russe)
allié à une psychologie triomphaliste qui proclamait : Nous ne pouvons pas nous attendre à
ce que la nature nous accorde des faveurs notre tâche est de les prendre ». En Europe
occidentale, Edgar Morin relisant notre rapport à la nature constate lui aussi ce divorce entre
spirituel et technologie. En remède dans son ouvrage Terre-Patrie il propose « un évangile de
la perdition... qui consisterait à sauver la planète, à civiliser la terre, à accomplir l’unité
humaine et à sauvegarder la diversité. Ce serait une religion des profondeurs, de
sauvegarde, de libération et de fraternité, permettant d’habiter la terre, de l’aménager, de
la cultiver, de devenir son copilote ». Cette proposition athée, évitant tout panthéisme,
interpelle le chrétien. L’enjeu de la crise passe par le sacré et la religion puisque cette
situation interpelle sur les fondements et la finalité des actions humaines dans le monde. La
foi chrétienne peut-elle répondre à cet impératif espoir ?
Nul doute que renvoyé face à la création, interrogé sur son origine et sur la finitude
du monde le chrétien doit d’abord s’interroger sans complaisance sur sa responsabilité puis
sur la conversion qu’elle exige chez lui avant de proposer une espérance au monde. La
réflexion est ici fondamentale. Mais la complexité de la situation, la multiplicité des facettes
de la crise et la mort des grandes idéologies ne permettent pas de s’échouer sur l’écueil des
narrations idéologiques. Elles plaident pour des propositions accessibles à tous.
Une analyse sans complaisance passe d’abord par un rapide éclairage de l’évolution
philosophique dans nos rapports avec la nature.
Aux récits mythiques de la création du monde, les philosophes grecs vont opposer des
concepts fondés sur leurs observations et sur leurs déductions. Thalès posera par ses
observations les principes de la recherche objective mais n’osera pas se prononcer sur le rôle
des divinités dans la naissance du monde. Pythagore après lui osera opposer matière et esprit,
d’un côté il mettra le cosmos, monde de l’ordre et du divin d’où provient l’âme; de l’autre il
posera la terre, monde impur et mortel, vouée au mépris. Dans ce schéma, le corps
emprisonne l’âme et le combat de l’homme est de libérer celle-ci. Avec Aristote, l’idée d’un
esprit innervant le monde et l’homme verra le jour. Cet esprit soutient tout dans l’univers.
C’est dans ce contexte que se répand la pensée chrétienne. S’appuyant sur le texte de la
Genèse 1, l’Européen désacralise la nature. Il tente de la maîtriser tout en maintenant avec
elle une certaine harmonie. Au moyen-âge le cosmos devient objet de science. La nature
créée par Dieu reste à soumettre à la puissance humaine. La Renaissance pose alors la pensée
comme signe distinctif de l’homme. Elle rejette Dieu dans une sphère inaccessible, celle de
la potentia absoluta. Ce double mouvement va accentuer le clivage amorcé entre l’homme et
la nature. Descartes déclare ainsi dans le Discours de la méthode que le but des sciences est
de faire de l’homme « le maître et le possesseur de la nature ». Les conceptions
antispirituelles de la nature et antinaturelles de l’esprit se répandent dès lors. Le déclin de la
religion au XVIIIème favorise le mouvement . Dieu n’habite plus la nature laissée à l’action de
l’homme. Les progrès techniques accentuent dans ce contexte l’exploitation de la nature par
l’homme. Le XIXème verra les philosophies de lutte chez Marx ou Engels réduire le rapport
homme-nature au travail de l’un sur l’autre. La nature doit être soumise à l’homme sujet
libre. Le « sentiment de la nature » des romantiques ou la préoccupation scientifique de
connaissance méthodologique contribueront à reléguer la nature hors de la sphère concrète.
Avec les sciences humaines de ce siècle l’homme se retrouve mis en situation. Le progrès
technique lui permet de mesurer les effets de son action sur une nature qu’il croyait faite
d’équilibres immuables. L’idée d’un respect de la nature émerge assise selon D. Bourdin sur
« une indéniable prise de conscience des effets négatifs de l’exploitation tous azimuts de la
nature et sur le recul d’un certain sens de l’humanité, dans son caractère total et unique, et
dans sa dignité ». Luc Ferry constate lui aussi que l’émergence des idéologies de la nature est
lié au recul du politique, du concept d’humanité et à une sacralisation de la nature. Ce retour
de balancier ne souligne-t-il pas le caractère inaliénable du rapport homme-nature ? Ignorer
la nature c’est mettre l’homme en danger, la sacraliser c’est tuer l’humain.
L’Église a pu épouser ce schéma de pensée pour livrer son message. Faut-il adhérer
au jugement sévère porté par Eugen Dreuwermann dans Le progrès meurtrier en 1980 : « Le
rôle principal de cette évolution... revient à l’attitude spirituelle européenne ». Quelle part de
responsabilité mais aussi quel espoir l’Église porte-t-elle face à cette crise ? De « Gaudium et
Spes » au colloque de Novgorrod en passant par le rassemblement cuménique de Bâle les
chrétiens esquissent-ils une réponse originale fondée sur un Dieu Créateur et Sauveur ?
Dans le soucis d’une réponse chrétienne il est nécessaire de revenir aux textes de la
foi et notamment aux récits biblique de la Création. La lecture de ces textes reste bien
souvent biaisée quand elle n’est pas prise au pied de la lettre. De là persiste un certain
nombre de préjugés. « L’Église catholique se rallie enfin à la théorie de Darwin. Après Pie
XII et le concile, le pape Jean-Paul II reconnaît le bien fondé des espèces par la sélection
naturelle. Mais sous condition. Il écarte les philosophies matérialistes et réductionnistes des
origines de l’homme ». Le titre et le sous-titre du Monde sur le discours papal devant
l’Académie Pontificale des sciences résume à eux seuls la difficulté de la tâche. Parler
chrétiennement du rapport homme-nature réclame beaucoup de précautions notamment quant
à la portée véridique ce discours. Ni historique, ni scientifique, il se veut vrai dans l’essence
de ce qu’il décrit. Les travaux de C. Darwin ne peuvent que se heurter à une lecture littérale
des textes de la Genèse. Face aux preuve scientifiques, l’adhésion à une vision chrétienne
demande une méditation et une étude des récits bibliques. A ce stade opposer les
étonnements de la science face à la complexité du vivant pour répondre au tenant du hasard
génétique (Monod) et de l’implacable sélection naturelle n’aboutirait qu’à une peu
souhaitable sacralisation de la Nature.
L’examen des récits de la Création devra éviter ces écueils. Dans le second de
tradition Yahviste l’homme bien lié à la terre par son nom d’Adam est invité par Dieu à
nommer chacun des animaux en sa présence. En nommant l’homme devient responsable
devant Dieu de la création. Il n’en est pas séparé mais par cette démarche est plutôt une
invitation à la connaissance. L’homme y apparaît bien proche de la terre puisqu’il est créé à
partir de terre et d’eau. Par contre son lien avec le créateur est fort puisqu’il reçoit la vie par
le souffle divin. Placé au milieu du jardin d’Eden pour veiller il reçoit la mission de « le
cultiver et le garder ». Hors de sa portée la connaissance du bien et du mal, l’homme n’est
pas l’égal de Dieu. Il a plutôt un statut de gérant. Pas de déséquilibre à introduire mais une
harmonie à préserver pour permettre la culture. Les écoles hébraïques ont révélé que les
textes de tradition Yahviste visent à montrer le sens religieux de l’apparition de l’homme. Ils
montrent aussi comment se réalise la promesse de Dieu aux patriarches. Avec cet éclairage le
rôle de l’homme devient clairement la gérance de la création. Lourde responsabilité qui n’en
fait pas pour autant l’égal de Dieu. Comment ici ne pas évoquer le parallèle entre la
présentation des animaux et celle de la terre promise à Moïse. L’harmonie et l’abondance de
toute la création voilà ce à quoi l’homme doit tendre. Comme une terre promise (la scène ne
se déroule-t-elle pas au jardin d’Eden ?).
L’autre récit ouvre la Bible. D’époque sacerdotale, il est plus riche en symboles. Il
affirme l’identité du peuple exilé. La construction de l’univers s’ordonne pour aboutir à
l’homme avant de s’achever dans le Sabbat. Quel que soit l’endroit vers lequel se tourne le
regard il rencontre l’œuvre divine. La vie est donnée en abondance, signe de confiance en
Dieu. L’ordre de multiplication est un encouragement à aller vers l’avenir. Cet ordre reçu
par les poissons et les oiseaux n’est pas explicitement donné aux bêtes sauvages, menaces
pour l’homme et aux bestiaux (le peuple exilé n’en possède plus). Pour l’homme il est
répété. L’homme est invité à regarder l’avenir avec confiance par Dieu, apparaît en dernier. Il
est créé « à l’image de Dieu comme sa ressemblance ». Autonome, capable de création
(« créé créateur » selon P. Varillon dans La joie de croire), l’homme reçoit sa liberté de son
créateur. Pour un peuple exilé cette affirmation est nécessaire. Aujourd’hui, elle reste marque
de confiance. Un devoir accompagne cette position privilégiée : « soumettre la terre et
dominer sur les animaux ». Une vision trop anthropocentrique et patriarcale y verra l’absolue
évidence que l’homme doit s’opposer à la nature. L’impasse d’une telle pensée vient d’être
dite. « Soumettre » ou « mettre sous l’action de »... Servage de la création à l’homme ou appel
à l’homme pour lui dire que son champ d’action c’est la création dont il répondra ? La
création ne s’achève que le septième jour, comme le remarque J. Moltmann dans Dieu dans
la création. Le seigneur contemple son œuvre champ d’action de l’homme. Quelle preuve
d’amour mais aussi quelle responsabilité ! « Dominer » n’est-ce pas étymologiquement se
comporter en maître de la maison ? Chacun comprend que si tout est possible au maître son
devoir est plutôt de faire régner l’ordre dans la maison pour que chacun y soit en sécurité.
Cette image du maître revient dans le nouveau testament sous les traits du bon pasteur, « les
brebis le suivent car elles connaissent sa voix » (Jn 10, 4). L’homme n’a pas pour mission de
se faire craindre mais bien d’emmener la création vers le Sabbat. L’ambiguïté pouvant
subsister il est bien précisé dans le récit que L’homme n’est pas l’égal de Dieu. Son pouvoir
il le tient du Créateur afin de se tourner vers Lui totalement libre dans un geste d’amour et
non de servitude rémanente.
Ainsi à deux époques différentes, avec des styles très différents les deux récits de la
création disent au lecteur attentif la même chose de Dieu, de l’homme et de la création. La
conception anthropocentrique sort affaiblie d’une telle lecture. La création débute sans
l’homme sur un mystère et s’achève sur un non-dit, échappant ainsi à l’homme. Reste le
Créateur présent aux origines et à la fin. Mais leur vision très ordonnée, surtout dans la
tradition sacerdotale, est à nuancer. L’homme ne doit pas se contenter de gérer un bien qu’il
présente à Dieu. Il est invité à contempler ce bien pour y trouver l’amour de Dieu, la marque
de Sa perfection et de Sa sagesse. Saint Luc rapporte l’invitation du Christ à la contemplation
de l’œuvre divine dans la nature (Lc 12, 28) afin de dépasser le seul besoin de la subsistance
et découvrir la bonté du Père. Pierre Teilhard de Chardin , bouleversé par l’émergence de la
puissance technologique et l’accumulation des connaissances scientifiques, a réexprimé ce
nécessaire enracinement dans sa Messe sur le monde : « Comme le païen j’adore un Dieu
palpable. Je le touche même ce Dieu, par toute la surface et la profondeur du Monde où je
suis pris ». Jeter sur la nature un regard chrétien permet de revenir à Dieu. « Celui qui aimera
passionnément Jésus caché dans les forces qui font grandir la terre, la terre,
maternellement, le soulèvera dans ses bras géants et elle lui fera contempler le visage de
Dieu. » affirme le père Teilhard de Chardin un peu plus loin. La relation ici décrite est
clairement de l’ordre de l’amour qui permet la croissance, relation complexe et fondamentale
comme nous l’a révélé la psychologie moderne, très loin des mythes païens et des rapports de
force. Lorsque Dieu en Jésus prend lui-même place au sein de la création, l’argument
mécaniste tombe à son tour. Il n’est pas non plus question d’uniquement entretenir ou
d’admirer une mécanique conçue par un habile ingénieur. Il faut l’habiter et s’en servir. J.
Moltmann remarque combien cette incarnation signifie la relation complexe immanente et
transcendante entre Yahvé et son œuvre. Le don de l’Esprit la Pentecôte, esprit qui est dans
le texte de la Genèse le « souffle de vie », est bien la marque qu’au delà du Christ le créateur
continue de nous habiter comme il habite le Monde. Ceci conduit le même théologien
allemand à constater : « tout est éternellement apparenté de l’intérieur ». Saint François
d’Assise n’avait-il pas déjà cette intuition quand dans son cantique des créatures rendant
grâce pour les astres et les quatre éléments mythiques vitaux, il reconnaît la présence de son
Seigneur également dans la souffrance pour sauver l’homme. Ainsi se retrouve une invitation
à trouver un Dieu d’amour immanent et transcendant, créateur présent en sa création qu’il
habite par son Esprit. L’attitude prônée par Saint François fait alors sans surprise écho à celle
des textes bibliques : « Louez et bénissez mon Seigneur. Rendez-lui grâce et servez le en
grande humilité ».
Ce double éclairage humaniste et théologique doit pousser le chrétien à l’action face
au danger que représente l’utilisation incontrôlée de la technologie. Comment armé de la
science et de la technologie le chrétien peut-il servir humblement le Seigneur dans l’exercice
de sa responsabilité face à la Création ? Ici une réflexion éthique nouvelle doit se dessiner
afin de répondre. Cette nécessité d’une éthique de la nature a été énoncée par Hans Jonas
dans Le principe de responsabilité. La téléologie première en est, rappelle-t-il la production
de la vie. Dans cette perspective l’idée de progrès dans des idéologies capitalistes ou
communistes peut alors enfermer l’homme dans la piège de la technologie.
Cette éthique est nouvelle par ses trois aspects : contraintes, devoirs et finalité. Les
contraintes prises en compte étaient inconnues aux générations précédentes : finitude des
ressources, fragilité des équilibres naturels, développement pour toute l’humanité... La
déontologie de cette éthique sort elle aussi du cadre anthropocentrique et rationaliste en
suivant la proposition d’un « nouveau théocentrisme » de J. Moltmann. Soumettre et dominer
pour une présentation au créateur. La téléologie de cette éthique est bien la présentation au
créateur. Saint Jean dans l’apocalypse l’indique : « Désormais la victoire et la royauté sont
acquises à notre Dieu et la domination à son Christ ». Le père Teilhard de Chardin l’a
formulée ainsi : « Si invraisemblable que cette proposition, l’univers ne peut être pensé en
pleine cohérence avec les exigences de l’anthropogenèse sans prendre la forme d’un milieu
psychique convergent. Il s’achève nécessairement vers l’avant en quelque pôle de
superconscience où se survivent et « super-vivent » tous les grains personnalisés de
conscience. Il culmine en point Oméga... Christ Oméga animateur et collecteur de toutes les
énergies biologiques et spirituelles élaborées par l’univers » (in Messe sur le Monde). La
proposition des deux théologiens ne constitue pas un retour vers la pensée théocentrique telle
qu’elle a été formulée chez Saint Augustin. L’apport des sciences humaines leur a montré
l’extrême complexité des rapports sociaux et naturels. C’est pourquoi leur proposition
souligne le rôle fondamental de l’Esprit. J. Moltmann dans les annexes de son ouvrage (op.
cit.) constate ainsi que « dans les images messianiques et les symboles eschatologiques
on ne trouve plus de patriarcat, ni non plus de matriarcat. C’est un royaume de l’Enfant ».
Le don messianique de l’Esprit fonde cette nouvelle vision du monde et « il invite à bâtir sur
ce concept une vision écologique du monde qui fait davantage justice au caractère naturel
de ce monde humain ». L’emploi du mot nature n’est pas ici totalement neutre
puisqu’étymologiquement celui-ci signifie « à naître ».
S’il est possible de définir une éthique écologique chrétienne, il reste à définir des
modalités d’application à celle-ci. Bien entendu la diversité des situations renvoie chacun à
sa créativité. Luc Ferry a analysé l’attitude idéologique des mouvements écologiques dans
son livre le nouvel ordre écologique : écologie environnementaliste qui vise la protection de
l’être humain à travers celle de la nature et dont il souligne l’incapacité à réguler la
technologie ; écologie profonde qui revendiquant un droit de la Nature vise à sauver
l’écosystème porteuse à ses yeux d’une contradiction fondamentale opposant l’homme juge
de la nature et l’homme exclu de cette même nature ; écologie utilitariste qui recherchant
l’augmentation de la quantité de bien-être de tous les vivants arrive à en oublier les
dimension humaines de raison et liberté.
Énoncer des principes généraux d’action est donc assurément un exercice périlleux.
Cependant se déplacer sur ce terrain de la réalité est une nécessité. Teilhard de Chardin a
énoncé cette nécessité face aux bouleversements du monde. C’est un enjeu essentiel pour
l’Église. Le négliger c’est s’acheminer vers la rupture avec l’humanité. « Il me paraît
essentiel que les perspectives chrétiennes puissent être présentées enfin sous forme
organisée, cohérente avec le monde moderne. Comment sans cela équilibrer la puissance
des solutions communistes ou fascistes de la terre ? ... Trop de gens dans l’Église conservent
le secret espoir que le XIXème siècle sera effacé et que nous retrouverons bientôt à la bonne
époque d’avant la Science et la Révolution. Que cet esprit prévale et ce serait le désastre
final, le schisme consommé avec l’humanité. » Internet, navette spatiale, mondialisation et
désastres écologiques irréversibles sont apparus depuis ces propos. Point de retour en arrière
possible. Gaudium et Spes l’a souligné : « L’Église enseigne ... que l’espérance
eschatologique ne diminue pas l’importance des tâches terrestres, mais en soutient plutôt
l’accompagnement par de nouveaux motifs ».
Les propositions de Moltmann (qui ne sont pas sans rappeler dans une perspective
chrétienne quelques propositions de Nietszche) semblent échapper aux catégories définies
par L. Ferry. L’homme est bien invité à prendre conscience de sa place dans la création et à
mettre son intelligence au service de celle-ci toute entière (donc de lui-même) dans une
perspective eschatologique. René Coste dans Dieu et Écologie remarque que « c’est
l’accomplissement de notre gérance de la création qui est la marque de notre amour pour
le Dieu créateur et rédempteur... L’injustice et la violence à l’égard du prochain sont une
dénaturation de la mission de gérance de la création qui nous incombe , tandis que
l’authentique charité - dont nous rappellerons qu’elle est l’essence de l’éthique et de la
spiritubalité évangélique - en est l’accomplissement ». Ainsi le commandement d’amour, le
premier de tous, est-il proposé spontanément comme le plus fiable des guides.
C’est dans cet esprit qu’ont été établies les propositions concrètes du document final
de l’assemblée de Bâle qui le 20 Mai 1989 proclamait : « Aujourd’hui la conversion à Dieu
signifie s’engager à surmonter :
- les divisions entre l’humanité et la création dans son ensemble
- la domination des êtres humains sur la nature
- les styles de vie et les moyens de production qui violent la nature
- un individualisme qui viole l’intégrité de la création pour satisfaire des intérêts privés ».
Force est de constater que l’Europe, les États-Unis et la Russie font figure d’accusés à raison
aux yeux du reste du monde. Oubliant les impératifs de la dignité humaine, de liberté et
justice sociale, s’abandonnant à l’expansion coloniale et l’exploitation économique ces pays
sont accusés par le document « d’irresponsabilité écologique ». Les remèdes se trouvent dans
le verdict. Leur application requiert une mobilisation de toutes nos énergies et une prise de
conscience collective auxquels le chrétien doit oeuvrer, convaincu qu’il est de sa
responsabilité et fort de la présence de l’Esprit. Ces pays doivent désormais réfléchir au
développement durable de l’ensemble des peuples. Réduire leur consommation de
combustibles fossiles mais aussi, se tournant vers l’avenir, aider les pays du Sud à choisir des
infrastructures lourdes les moins polluantes possibles pour leur développement.
Comment dans le petit matin brumeux d’un hiver toulousain appliquer ces principes
généraux ? Couper eau et électricité dès qu’inutile, se déplacer en transport en commun ou à
vélo, trier verres, cartons et épluchures de légumes avant la poubelle, avoir une attitude de
consommateur réfléchie (importance de l’emballage, contenu du produit, provenance),
prendre un peu plus de peine à l’entretien du jardin... Quelques pistes prosaïquement posées
pour susciter l’imagination. Utopie vitale au mouvement de nos sociétés qui se retrouve dans
les propos du professeur russe Youli Schreider en 1995 lors du colloque des églises
européennes à Novgorrod : « l’homme n’est pas le propriétaire souverain de la nature mais
un détenteur qui a de sérieuses obligations d’affermage envers l’unique Possesseur de ces
richesses. Ce sont ces obligations qui constituent, dans l’absolu et d’une manière
surnaturelle, l’assise de nos devoirs envers l’environnement... En tant que locataires nous
avons non seulement le droit mais l’obligation de contribuer au confort de l’habitation .
... Finalement, nos relations avec la nature dépendent de notre capacité à l’aimer. À l’aimer
non pour sa beauté, ni parce qu’elle nous est nécessaire, mais parce qu’elle a besoin de
nous... La force de l’amour qui agît grâce à la volonté libre de l’homme et de la raison ».
Notre responsabilité vis à vis des générations futures doit être rappelée. Elle constitue le
moteur le plus puissant. Elle se traduit dans déjà dans des lois qui ne seront efficaces que si
le regard confiant vers l’avenir s’accompagne des enseignements tirés du passé.
Le chrétien découvre donc l’homme gérant de la création. Cette mission a des
conséquences multiples clairement exprimées dans la constitution pastorale « Gaudium et
Spes » qui affirme (ch 34 §1) : « L’homme , créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission
de soumettre [sibi subiciens] la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en
sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer
son être ainsi que l’univers ». Gouverner en sainteté et justice, des missions royales par
excellence. Les textes de l’ancien testament le définissent bien et rappellent sans cesse que le
seul Roi est le Dieu Créateur et Sauveur. Le Concile dans un soucis pratique renvoie alors
chacun à son humble quotidien : « Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus
quotidiennes » (Gaudium et Spes Ch34 §2). Libre par la volonté du Créateur, l’être humain
doit user de son intelligence et de sa liberté pour apporter son amour à l’ensemble de la
création. La démarche n’est pas aisée et la tâche loin de se simplifier s’alourdit. Mais la
réflexion sur la soumission a progressé depuis le concile. L’utilisation du réflectif (sibi
subiciens) a été expliqué dans une vision non anthropocentrique et la foi en une amélioration
des conditions de vie par le seul apport technologique a décliné. Le découragement n’est pas
de mise pour le chrétien, à qui sa communion avec le sacré et la nature est sacrement selon
les termes mêmes de Lumen Gentium (ch 38 §2) « Le seigneur a laissé aux siens les arrhes
de cette espérance pour la route : le sacrement de foi, dans lequel des éléments de la nature,
cultivés par l’homme, sont changés en Son Corps et en Son Sang glorieux. C’est le repas de
la communion fraternelle, une anticipation du banquet céleste ».
Outre l’atteinte directe à l’environnement de nombreux sujets sont à aborder pour
apporter une réponse cohérente sur les rapports Homme-Nature. Il est nécessaire de les
développer à leur tour les questions de surpopulation et de finitude des ressources, l’égalité
des développements entre pays riches et pauvres, les limitations à apporter à la technologie, à
la science Marie-Joseph Nicolas appelle à cette réflexion dans Évolution et Christianisme (p
219): « ... l’homme est assez libre pour qu’il puisse résister à la voix de l’intérêt, choisir les
valeurs dominantes auxquelles il subordonnera sa volonté de jouissance et de puissance ».
Dans ces domaines des propositions chrétiennes ont été formulées. Il convient de les mettre
en œuvre dans le même soucis eschatologique qui guide notre comportement envers la
Création. En écho à l’appel d’une mobilisation il est remarquable de constater un
déplacement des intérêts décisionnels. Ainsi en préparation du sommet de Kyoto et en
réponse à l’attitude intransigeante américaine sur la réduction des émissions de gaz à effet de
serre (les USA proposant de revenir aux niveaux de 1990 en 2020), les européens (qui ont un
objectif de réduction de 15%) proposent de mettre en œuvre leur programme même en cas
d’échec des négociations. Dans une vision eschatologique, le chrétien doit précéder et
accompagner cette indispensable conversion car « ...tous ces fruits excellents de notre nature
et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du
Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure,
illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un royaume éternel et
universel... » » (Gaudium et Spes ch39 §3).
Bibliographie
René Coste « Paix, Justice , Gérance de la Création » Nouvelle Cité
Jean-Paul II « Lettre encyclique centesimus annus » Cerf
Colloque Novgorrod « Face à la Création, la responsabilité de l’homme » NAME/ACCE
C. Montenat L. Plateaux P. Roux « Pour lire la Création dans l’évolution » Cerf
R. Coste « Dieu et l’Écologie » Les éditions de l’atelier
Masses Ouvrières « Écologies » Nov-Dec 93 Les éditions de l’atelier
G. Dardé « Le dessein de Dieu sur le Cosmos : Comment l’homme est-il appelé à y collaborer » Mémoire IERP Nov 92
E. Drewermann « Le Progrès meurtrier » Stock
J. Moltmann « Dieu dans la Création » Cogitatio Fidei, Cerf
L. Ferry « Le nouvel ordre écologique » Le livre de poche
Teilhard de Chardin « L’avenir de l’homme » Seuil
Teilhard de Chardin « Messe sur le monde » Seuil
JC. Cabanis « De l’écologie à la sauvegarde de la Création » et « L’idéologie de l’écologisme » Travaux de maîtrise de théologie, Toulouse
Doc. Catholique Dossier Paix et Justice N°1989
Vatican « Concile Oecuménique Vatican II » Éditions du Centurion
MJ Nicolas « Évolution et Christianisme » Fayard
|
| accueil
| dossiers
| réflexions
| objections
| livres
| liens
| actualités
|
conception & administration : dominique.michel @ gmail.com
|
|